Forte personnalité, tempérament ardent, voix longue et ample, la soprano Elza van den Heever est à Paris pour faire ses premiers pas sur la scène de l’Opéra Bastille, en Chrysothemis dans une reprise d’Elektra de Strauss mise en scène par Robert Carsen. Onze ans après ses débuts au Palais Garnier dans Così fan tutte, la cantatrice, née en Afrique du Sud mais Française de cœur, revient dans la capitale par la grande porte dans l’opéra d’un compositeur qui compte plus qu’aucun autre dans une carrière brillamment conduite, qui l’a menée de New York, à Vienne en passant par Bordeaux, San Francisco, Hambourg, Francfort ou Santa Fe. Elle s’est confiée à nous à quelques jours de cette première très attendue où elle aura pour partenaires, du 10 mai au 1er juin, Christine Goerke, Angela Denoke et Tomas Tomasson, sous la direction de Semyon Bychkov, puis de Case Scaglione (à partir du 26 juin).
Le 10 mai prochain vous chanterez pour la première fois sur la scène de l’Opéra Bastille sous la direction de Semyon Bychkov, le rôle de Chrysothemis dans l’Elektra de Strauss. Comment vous sentez-vous à quelques jours de vos débuts ?
Oh, je suis très excitée, pour beaucoup de raisons. La première parce que je suis heureuse de chanter sous la baguette du maestro Bychkov que je ne connaissais qu’à travers ses enregistrements et dont je peux admirer les qualités depuis que nous répétons ; en plus d’être un très grand chef, il est également une formidable personne et je ne pouvais imaginer meilleur soutien pour ce rôle. La seconde tient au fait que j’aime particulièrement Robert Carsen avec qui j’ai déjà collaboré il y a quelques années à Strasbourg sur une production de Don Carlo et une reprise d’Iphigénie en Tauride. J’apprécié son style, son imagination et l’originalité de ses propositions scéniques. Je me considère très chanceuse de me retrouver ici. Enfin le fait de partager la scène avec Christine Goerke qui sera ma première Elektra, est également très important car j’aime énormément travailler avec elle. En plus d’une cantatrice merveilleuse, c’est une personnalité unique, rassurante, stimulante ; sans doute parce qu’elle est mère de deux enfants, elle dégage beaucoup d’amour et de chaleur et le fait de se retrouver à ses côtés vous transporte. C’est rare de ressentir toutes ces émotions auprès de quelqu’un, car en plus de cela elle respire cette musique comme personne. Strauss est un compositeur extraordinaire, mais sa musique n’a rien de facile et lorsque vous chantez avec une artiste telle que Christine, vos appréhensions disparaissent. Elle n’est jamais nerveuse, au contraire on sent qu’elle est confiante, peut-être parce qu’elle a déjà chanté Chrysothemis et dans la production originale donnée à Toyko, où elle partageait l’affiche avec la grande Deborah Polaski. Pour le moment tout va bien.
Pour être exact, vous avez chanté au Palais Garnier Fiordiligi en 2011 et interprété en février 2020 sur la scène du théâtre des Champs-Elysées, une inoubliable Kaiserin dans La femme sans ombre donnée en version de concert. Peut-on dire que Strauss est devenu avec les années votre compositeur préféré ?
Sans aucun doute. Vous parlez de Frau ohne Schatten que j’ai interprétée ici à Paris et que j’aurais dû aborder à la scène si la pandémie n’avait pas tout remis en question. J’ai mis presque deux ans à l’apprendre tellement cette partition n’allait pas de soi et pourtant je suis certaine qu’elle est désormais dans ma chair et qu’elle réapparaitra dès que j’y reviendrai. Je dois vous avouer que ce concert est peut-être celui que je considère comme le plus important de toute ma carrière. Il s’est vraiment passé quelque chose de rare ce soir-là ! Avec Chrysothemis je n’ai pas eu les mêmes difficultés, j’ai perçu plus rapidement les beautés de la musique et sur cette production je commence à comprendre enfin la manière si particulière que Strauss avait d’écrire pour les cantatrices, qu’il aimait tant ; sa musique me parle et je ressens un plaisir infini à m’y plonger, à me laisser porter par ces lignes interminables et à l’électricité qui se dégage de ces partitions.
Est-il facile de jouer, comme c’est le cas pour cette production déjà ancienne de Robert Carsen en succédant à d’autres collègues et en particulier à Ricarda Merbeth, qui fut la dernière Chrysothemis en 2013 ?
Oui, cela ne me pose pas de problème, je me sens bien dans ce rôle et dans cette production. J’ai remarqué que la pandémie qui nous a pourtant longuement éloigné du public et de la scène, au lieu de nous contraindre ou de nous empêcher de retrouver facilement nos marques au moment de la reprise, nous avait permis de nous sentir plus fort. C’est assez incroyable mais depuis que j’ai repris mon activité, je suis beaucoup moins inquiète et ne monte plus sur scène comme avant.
Pouvez-vous me dire si je fais une erreur, mais au cours des cinq années qui viennent de s’écouler, vous avez chanté de nombreuses partitions dont certaines issues du bel canto, qui vous ont certainement nourri vocalement et artistiquement, mais qui n’étaient peut-être pas le meilleur répertoire pour votre typologie vocale. Ne l’avez-vous pas trouvé aujourd’hui avec Beethoven, Berg, Wagner, Strauss et Verdi ?
Certainement, mais tout ceci est compliqué car j’ai d’un côté une voix qui m’a permis de chanter beaucoup de choses et de l’autre j’aime le changement. Je n’ai jamais voulu m’ennuyer et j’ai eu la chance depuis mes débuts de pouvoir aborder des partitions très différentes. J’ai d’ailleurs chanté Rodelinda il y a peu au Met, où je succédais à Renée Fleming. Nous n’avons bien sûr pas du tout la même voix, mais j’étais très heureuse de pouvoir livrer mon interprétation et prouver que l’on pouvait chanter ce rôle d’une autre manière. De plus, revenir à Haendel permet de vérifier si son instrument est toujours en bon état. J’ai une voix qui semble être faite pour le répertoire germanique, mais les influences du bel canto et du baroque m’ont aidées à chanter les œuvres allemandes, car tout ce que j’ai fait m’a permis de conserver la flexibilité et la souplesse. Je pense pouvoir chanter encore certains rôles mozartiens comme Vittelia ou Elettra, car en plus de la musique, les personnages sont très intéressants. Verdi est magnifique et si on veut bien le chanter il faut conserver cette facilité que l’alternance apporte.
Pourquoi est-il parfois difficile pour un chanteur de trouver son propre chemin vocal, comme autrefois la légendaire Léonie Rysanek qui chanta tout au début de sa carrière et prit parfois des risques ?
Oui c’est vrai. Je crois qu’il faut être capable de suivre son chemin, même s’il ne semble pas droit. J’ai pris des risques, mais j’ai suivi ma route, en prenant parfois des chemins de traverses, mais parce que c’était mon choix. J’ai décidé de chanter ces rôles et n’ai jamais été forcée. Pour moi il faut passer par là. J’ai pris cette habitude et ne le regrette pas. Si j’avais écouté certains, je me serais contenté d’aborder Elsa et dix ans après j’y serais encore. Mon agent m’a laissé faire et de Mozart, à Haendel, de Verdi à Wagner, les rôles se sont enchaînés naturellement.
Pourriez-vous définir votre voix à quelqu’un qui ne l’aurait jamais entendue ?
Hum… I don’t know ? J’ai une voix haute et claire, au son que je qualifierais de pénétrant. Je peux dire que sa couleur n’est pas celle de l’or, mais plutôt de l’argent. C’est assez difficile vous savez ! Elle aurait la saveur du chocolat noir plutôt que celle du chocolat au lait, avec une pointe de piment (rires) et pas trop de crème à l’intérieur. Ma voix n’a pas la largeur de celle de Christine et d’ailleurs quand je suis à ses côtés, j’ai l’impression d’avoir un petit instrument par rapport au sien qui est si enveloppant.
Quelles traces perceptibles ont laissé sur votre instrument le répertoire belcantiste, mais également Mozart et Haendel que vous avez chanté par le passé ?
Je dirais que tout ce que j’ai chanté m’a aidé à maintenir ma voix flexible et brillante, ce qui est capital. Si je m’étais contentée uniquement du répertoire allemand, qui est tout de même assez lourd, sans côtoyer d’autres partitions, j’aurais pris le risque de perdre une certaine malléabilité vocale. Si on écoute attentivement ma voix on devine que je suis capable de chanter des coloratures, et que, à l’image d’un trampoline, je peux aller très haut, la faire rebondir ; c’est grâce à ma pratique du bel canto et parce que j’ai très tôt alterné les répertoires, que ma voix a pu rester jeune et fraiche. Cette gymnastique lui fait du bien.
Vous avez déclaré dans une interview que : « Chaque rôle, chaque personnage que vous aviez joué, vous préparait toujours au prochain ». Donc celui de Chrysothemis est le meilleur pour accéder à Salomé qui sera votre prochaine incursion straussienne ?
Peut-être ? Lorsqu’on répète Elektra on peut déjà se projeter dans Salomé car il y a des similitudes, mais plus généralement c’est vrai que tout ce que l’on interprète influence ce qui va venir ; tout ce qui nous entoure, les collègues chanteurs et les musiciens, nous aide, car nous sommes des éponges et nous n’avons qu’à absorber, à emmagasiner pour reproduire un jour ou l’autre. Chrysothemis et Salomé ne sont pas sœurs, c’est certain, mais de nombreuses cantatrices ont incarné les deux, je pense à Leonie Rysanek qui chanta même en fin de carrière Klytämnestra. Vous connaissez l’interprétation de Montserrat Caballé de Salomé au disque ? Je la trouve merveilleuse avec un son très différent des autres, très rond, très riche et très inspirant.
Avez-vous besoin de vous sentir proche d’un personnage pour le jouer de la meilleure façon ?
Humm … je ne crois pas, car j’essaie toujours de comprendre les rôles, même s’il m’arrive d’être un peu rétive au départ. Il est évident qu’un personnage comme Salomé n’est pas proche de ma personnalité, car je n’ai jamais fait étalage de ma sexualité, très jeune j’étais réservée ce qui n’est pas le cas de la Princesse de Judée ; je vais donc devoir travailler cela et jouer un caractère qui n’est pas le mien. Heureusement la direction d’orchestre et la mise en scène vont m’aider dans ma recherche. J’ai accepté de chanter Salomé pour la musique en premier lieu et pas pour le personnage, mais je vais tout faire pour réunir les deux aspects. Après Salomé il y aura Daphné …
Il n’est pas fréquent qu’une Sud-africaine comme vous décide de vivre en France. Etait-ce un des rêves que vous souhaitiez réaliser lorsque vous étiez étudiante ?
Non pas du tout, je suis tout simplement tombée amoureuse d’Isabelle Masset (ancienne directrice adjointe artistique de l’Opéra de Bordeaux) que j’ai rencontrée à Bordeaux et qui est devenue ma femme. C’est à cause de l’amour que je suis venue m’installer dans le sud de la France, il y a quatorze ans. Depuis j’ai été naturalisée française et je vous l’accorde, je devrais vous parler en français, mais je ne le parle pas assez bien …
Justement vous chantez le répertoire anglais, italien et allemand mais peu de partitions françaises. Pourquoi ?
Le répertoire français regorge de partitions et de rôles magnifiques, mais j’ai peur de les aborder car je ne manie pas suffisamment bien la langue, qui est très compliquée. Certains chanteurs y parviennent mais moi pas très bien : Michael Spyres, Susan Graham, Fleming la chantent de manière incroyable sans la parler. Moi, je crains de ne pas être à la hauteur. J’ai tout de même abordé La Vestale de Spontini à Vienne, opéra que je reprendrai dans deux saisons, mais je dois à chaque fois faire de gros efforts pour obtenir un résultat satisfaisant. Iphigénie en Tauride où j’étais la doublure de Susan Graham m’a procuré un grand plaisir… Je voudrais aborder Mme Lidoine dans les Dialogues des carmélites et Les Troyens viendront peut-être un jour, nous verrons.
Il est désormais courant que des femmes occupent des postes clés sur des productions lyriques, comme cela sera le cas à la rentrée prochaine avec Salomé qui sera dirigée par Simone Young et mise en scène par Lydia Steier. Que pensez-vous de ce changement ?
Je crois que celles qui sont là le sont parce qu’elles sont les meilleures. Si elles n’étaient pas bonnes, si elles n’avaient pas le niveau requis, elles ne le pourraient pas. Je crois à l’équité et à la qualité et tant mieux s’il y a davantage d’opportunités pour les femmes aujourd’hui. Il est devenu courant que des femmes dirigent des orchestres, mais il est tout à fait normal qu’une cheffe comme Simone Yong, qui est selon moi l’une des plus grandes dans le monde, soit appelée à diriger les plus importantes partitions dans les plus grands opéras. La perspective de travailler avec elle dans quelques mois Salomé me réjoui. Je crois à l’équité et à la nécessité de maintenir un standard de qualité en faisant appel aux meilleurs : cela doit être la normalité. Il ne faut pas sentir que l’on met des femmes pour faire bien ou pour rattraper le temps, mais tout faire pour trouver un équilibre. Les personnes compétentes être doivent là où elles doivent être. Je crois sincèrement aux qualités de chacun.